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octobre
2023
La prescription trentenaire n’est pas applicable à l’action en démolition d’un ouvrage public irrégulièrement implanté

Par Yossra ABASSI, Juriste

Le 25/10/2023

CE, société Enedis, 27 septembre 2023, n°466321

 

Que reste-t-il de l’adage « un ouvrage public même mal planté ne se détruit pas » ? En théorie, plus rien !

 

Depuis le revirement de jurisprudence opéré par le Conseil d’Etat dans sa décision Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes Maritimes c/ commune de Clans[1], du 29 janvier 2003, il appartient au juge administratif, lorsqu’il est saisi d’une demande tendant à la démolition d’un ouvrage public, de déterminer, eu égard à la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statut, s’il y a lieu de procéder ou non à la démolition de l’ouvrage au termes d’un bilan coûts-avantages.

Le 29 novembre 2019, les juges du Palais Royal, ont apporté une nouvelle pierre à cet édifice jurisprudentiel, dans l’affaire M.P[2], en admettant que le juge du plein contentieux puisse être saisi directement d’une demande aux fins de démolition d’un ouvrage public irrégulièrement implanté.

À cette occasion, le rapporteur public M. Guillaume Odinet, abordait notamment l’opportunité d’introduire une prescription à l’action en démolition. Favorable, il concluait en ce sens « que le régime jurisprudentiel défini sur la base de {la} décision Commune de Clans ne peut être « bouclé » sans qu’y figure une règle de prescription du droit d’obtenir la démolition d’un ouvrage public. Et, en l’absence de texte spécial, nous croyons qu’il vous revient, sinon de faire directement applicable des règles du code civil, du moins de vous référer aux principes dont elles s’inspirent – c’est-à-dire, en réalité, à un principe qui prévoit que le droit administratif s’en inspire en les transposant »[3].

Certaines Cours administratives d’appel, notamment de Nantes[4], de Nancy[5], ou encore de Lyon[6], se sont ainsi référées à la prescription trentenaire pour apprécier l’action en démolition. 

 

Le 27 septembre[7] dernier, saisi d’un différend portant sur l’implantation d’un pylône, le Conseil d’Etat a mis un coup d’arrêt à cet élan et précisé aux juges du fond les modalités de mise en œuvre de leur office.

Dans les faits de l’espèce de la décision commentée, Mme A. D. et Mme C. B. respectivement nue-propriétaire et usufruitière d’une propriété située dans la commune de Villers-en-Arthies, demandaient à la société Enedis de procéder à la dépose d’un pylône implanté sur leur terrain et de réparer les préjudices qu’elles invoquent.

Face au rejet opposé par la société Enedis, les intéressées ont fini par saisir le tribunal administratif compétent d’une demande en annulation de ladite décision.

Par un jugement du 19 décembre 2019, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, a rejeté les demandes formulées par les requérantes. 

Par un arrêt du 2 juin 2022, la cour administrative d’appel de Versailles a enjoint à la société Enedis de procéder à la dépose du pylône et au déplacement ou à l’enfouissement de la ligne électrique dans un délai de six mois.

Enfin, un pourvoi en cassation a été formé par la société Enedis devant la haute juridiction administrative.

Après avoir rappelé le cadre juridique applicable aux actions en démolition d’un ouvrage public irrégulièrement implanté, le Conseil d’Etat répond à la question de savoir si la prescription trentenaire prévue à l’article 2227 du code civil est applicable aux actions en démolition des ouvrages publics implantés irrégulièrement.  

 

En premier lieu, la décision rappelle les étapes du contrôle d’une demande en démolition de l’ouvrage public situé sur une propriété privée : 

1° En premier lieu, il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue, si l’ouvrage est irrégulièrement implanté, 

2° Si tel est le cas, il recherche d’abord, si eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible, 

3° Si la régularisation n’est pas possible, en tenant compte de l’écoulement du temps, le juge prend en considération, d’une part, les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraine pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général et d’apprécier en rapprochas ces éléments, si la démolition n’entraine pas une atteinte excessive à l’intérêt général.

 

En second lieu, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé les dispositions de l’article 2227 du code civil relatives à la prescription trentenaire, se fonde sur les spécificités de l’action en démolition d’un ouvrage public empiétant irrégulièrement sur une propriété privée, pour écarter la prescription civile jugée inopérante.

En effet, « ni ces dispositions, ni aucune autre disposition ni aucune principe prévoyant un délai de prescription ne sont applicables à une telle action ».

Les juges du Palais Royal rejoignent les conclusions de la rapporteure publique Mme Dorothée Pradines, qui proposait de retenir une solution plus adaptée au régime existant et d’amender « légèrement le considérant P… pour souligner ce qui était déjà sous-jacent à savoir l’écoulement du temps doit être pris en compte dans le contrôle du bilan. {…} L’écoulement du temps pourra, selon les cas, jouer pour ou contre le maintien de l’ouvrage »[8].

 En d’autres termes, nul besoin de se référer à la prescription trentenaire, l’écoulement du temps suffit pour permettre au juge d’apprécier le bien-fondé d’une demande en démolition.

En l’espèce, pour rejeter la demande des requérantes, le Conseil d’Etat a considéré, dans le cadre de son contrôle du bilan, qui intègre l’effet de l’écoulement du temps, « qu’en dépit de l’ancienneté de la présence de ces ouvrages, les intéressées n’ont pas sollicité de mesures tendant à leur déplacement avant que commune de Villers-en-Arthies ne décide de procéder à l’enfouissement de certaines lignes électriques par délibération du 7 mars 2014 de son conseil municipal sans intégrer la ligne litigieuse dans ce projet ».

L’argument du refus opposé au projet de construction de la piscine par la mairie en raison des risques liés au surplomb par la ligne électrique, est écarté, considérant que ce projet était de circonstance au regard de la chronologie des faits.

Au terme du contrôle du bilan, il a été jugé qu’eu égard aux inconvénients causés aux intéressées, la présence de l’ouvrage sur leur propriété n’était pas de nature à justifier une démolition.

Le Conseil d’Etat rejette en conséquence la demande d’injonction tendant à la dépose du pylône et au déplacement ou à l’enfouissement de la ligne électrique, ainsi que les demandes en réparation des préjudices invoqués. 

 

2003-2023, 20 ans plus tard, un contrôle du bilan achevé ? 

 

 

[1] CE, Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes Maritimes c/ commune de Clans, 29 janvier 2003, n°245239

[2] CE, M.P, 29 novembre 2019, n°410689

[3] Conclusions du rapporteur public, M. Guillaume Odinet, CE, M.P, 29 novembre 2019, n°410689

[4] CAA Nantes, 21 février 2020, n°17NT03861

[5] CAA Nancy, 16 mars 2021, n°20NC00531

[6] CAA Lyon, 28 juillet 2022, n°22LY00971

[7] CE, Mme A. D. et Mme C. B. c/ société Enedis, 27 septembre 2023, n°466321

[8] Conclusions de la rapporteure publique, Mme Dorothée Pradines, décision commentée

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Sous-traitance de travaux : la dispense du maître d’ouvrage de vérifier la date d’octroi de la garantie de paiement au sous-traitant

Par Marie Blandin, Avocate collaboratrice

Le 19/10/2023

Dans un arrêt récent de la Cour de cassation en date du 6 juillet 2023 (Civ. 3e, 6 juill. 2023, FS-B, n° 21-15.239), la question de la vérification de la date de remise de la garantie de paiement au sous-traitant par le maître d’ouvrage a été une nouvelle fois examinée, permettant de clarifier l’obligation du maître d’ouvrage en matière de sous-traitance.

La loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 énonce l’obligation du maître d’ouvrage de vérifier certains aspects des contrats de sous-traitance. Cependant, selon l’arrêt commenté, cette obligation ne s’étend pas au contrôle de la date précise à laquelle la garantie de paiement a été délivrée, que ce soit avant ou simultanément à la signature du contrat de sous-traitance.

En effet, l’affaire traitée dans cet arrêt concerne un maître d’ouvrage, qui avait confié des marchés de construction à un entrepreneur principal, lequel avait ensuite sous-traité une partie des travaux.

Lorsque le sous-traitant a fait l’objet d’une procédure collective, il a invoqué la nullité des contrats de sous-traitance en raison de la délivrance tardive de la garantie de paiement, qui n’avait pas été remise avant ou conjointement à la conclusion du contrat de sous-traitance.

La question soulevée dans cette affaire était donc de savoir si le maître d’ouvrage devait s’assurer que la garantie de paiement avait été remise en temps utile, c’est-à-dire avant ou lors de la conclusion du contrat de sous-traitance, conformément à l’article 14-1 de la loi de 1975.

En l’occurrence, la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence établie, selon laquelle, dès lors que le maître d’ouvrage a connaissance de la présence d’un sous-traitant sur le chantier, il doit mettre en demeure l’entrepreneur principal de présenter ses conditions de paiement et de fournir une caution personnelle et solidaire si nécessaire, conformément audit article 14-1 de la loi de 1975.

Aux termes de cet arrêt, la Cour souligne que tant que le maître d’ouvrage s’assure que la caution est remise au bénéfice du sous-traitant à la date à laquelle il constate l’existence du contrat de sous-traitance, il remplit ses obligations en vertu de l’article 14-1, et ce, quelle que soit la date précise de remise de la garantie de paiement.

Ainsi, l’argument de la nullité du contrat de sous-traitance en raison de la tardiveté de la garantie de paiement a été rejeté !

Cet arrêt de la Cour de cassation a donc une incidence importante sur la manière dont les maîtres d’ouvrage doivent gérer leurs obligations en matière de sous-traitance, en confirmant une approche restrictive de l’article 14-1 de la loi de 1975, et laissant aux maîtres d’ouvrage une certaine marge de manœuvre dans le processus de vérification de la sous-traitance, tout en maintenant la protection du sous-traitant.

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