Par Rémi JABAKHANJI, Avocat collaborateur
Le 10/11/2023
CAA de PARIS, Formation plénière, 22 septembre 2023, Commune de Bagnolet, n°22PA02509 (C+)
L’arrêt commenté constitue une nouvelle illustration du resserrement opéré par la jurisprudence s’agissant du contrôle des contreparties financières d’un contrat conclu par une personne publique (i).
Dans les circonstances propres à cette affaire, la Cour administrative de Paris a considéré que les stipulations prévoyant un paiement échelonné sans intérêt du prix de cession d’un bien immobilier étaient constitutive d’un avantage sans contrepartie (ii).
(i) Rappel sur le principe d’interdiction pour les personnes publiques de consentir une libéralité
Dans une logique de préservation et de bonne gestion des deniers et biens publics, le Conseil d’État a consacré, de longue date, un principe d’ordre public portant interdiction pour les personnes publiques de consentir des libéralités au profit de tiers[1]&[2].
Ce principe d’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités représente « une limite posée à leur liberté contractuelle afin de protéger les deniers publics dont elles ne sauraient disposer librement »[3] et fait obstacle à ce qu’elles contractent des obligations sans contrepartie suffisante. L’absence de libéralité constitue une condition de validité des actes édictés ou conclus par une personne publique.
Sur le fondement de ce principe, le juge administratif contrôle notamment les concessions réciproques consenties par les parties dans le cadre du contrat faisant l’objet du litige et sanctionne les disproportions manifestement excessives lorsqu’elles sont au détriment de la personne publique.
Par une décision récente[4], le Conseil d’État a d’ailleurs rehaussé l’exigence jurisprudentielle s’agissant du degré de contrôle sur l’interdiction pour une personne publique de consentir des libéralités, dans le cadre spécifique d’un litige portant sur la fixation d’une indemnité de résiliation d’un contrat (en l’occurrence un bail emphytéotique).
Le contrôle restreint à la disproportion manifeste est délaissé par le Conseil d’État au profit d’un contrôle entier du caractère excessif ou non de l’indemnité de résiliation au regard du préjudice subi par le cocontractant de l’administration[5]&[6].
Dans le cadre de ce contrôle, toute indemnisation supérieure (et non plus manifestement disproportionnée) au regard des obligations financières contractuellement prévues sera susceptible d’être sanctionnée par le juge administratif[7].
Le risque qui résulte de la qualification d’une libéralité ne porte pas uniquement sur la régularité de l’acte ou de la clause en question : il existe également un risque de responsabilité personnelle des gestionnaires publics.
Dans certaines conditions et généralement dans les situations les plus graves, l’existence d’une libéralité peut également être constitutive d’une infraction financière et/ou pénale d’octroi d’un avantage injustifié (articles L. 131-12 du code des juridictions financières et 432-14 du code pénal).
Il peut par exemple s’agir :
(ii) Le paiement échelonné et sans intérêt du prix de cession d’un bien constitutive d’une libéralité
Dans l’affaire commentée, le conseil municipal d’une commune a approuvé par délibération, d’une part, la résiliation d’un bail emphytéotique cultuel relatif à un terrain communal conclu avec une association cultuelle et, d’autre part, autorisé la cession du terrain ayant fait l’objet de ce bail au bénéfice de cette dernière.
Il ne sera pas développé dans le cadre du présent commentaire le régime spécifique des baux emphytéotiques cultuels et l’apport de l’arrêt s’agissant de l’articulation de ce régime avec le caractère dérogatoire à la loi du 9 décembre 1905 qui interdit toute aide à l’exercice d’un culte, ou encore de la possibilité de résilier un tel bail.
Il est cependant rappelé succinctement que les articles L. 1311-2 et suivants du code général des collectivités territoriales permettent de recourir au bail emphytéotique « en vue de l’affectation à une association cultuelle d’un édifice du culte ouvert au public » et que « ce bail emphytéotique est dénommé bail emphytéotique administratif »[13].
Au cas d’espèce, la délibération litigieuse de la commune prévoyait la cession à l’association cultuelle du terrain ayant fait l’objet du bail emphytéotique administratif résilié, pour un prix fixé 950 000 € HT, conformément à l’avis du service des domaines.
Dans son arrêt, la Cour administrative d’appel de Paris a confirmé le jugement de premier ressort et l’annulation de ladite délibération, considérant l’existence de l’octroi d’un avantage sans contrepartie constitutif d’une libéralité résultant du paiement échelonné sur 4 ans du prix de la cession du terrain, sans perception d’intérêt par la commune :
« 12. Si la loi du 9 décembre 1905 ne fait pas obstacle à la résiliation anticipée d’un tel bail, les dispositions précitées du code général des collectivités territoriales ne peuvent être regardées comme ayant entendu exclure son application en ce qui concerne les conditions financières dans lesquelles le bien objet de ce contrat est cédé. L’application de la loi du 9 décembre 1905 implique que cette cession soit effectuée dans des conditions qui excluent toute libéralité et, par suite, toute aide directe ou indirecte à un culte.
Il résulte de l’arrêt précité que :
La Cour administrative d’appel en tire les conséquences en jugeant que cet avantage octroyé sans contrepartie est proscrit par les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 et confirme l’annulation de la délibération.
Aucun principe ne paraît faire obstacle à la transposition de cette solution pour d’autres contrats que les baux emphytéotiques cultuels, dès lors que le principe d’ordre public de prohibition des libéralités est applicable de manière générale aux personnes publiques (l’arrêt évoque par ailleurs qu’une aide cultuelle directe ou indirecte est assimilable à une libéralité).
À ce titre, le gain généré par un paiement échelonné et sans intérêt d’une somme due à une personne publique au titre d’un contrat pourrait être assimilé à une libéralité, sous réserve d’un examen au cas par cas des conditions de l’acte et des principes dégagés par la jurisprudence administrative (par exemple, l’existence d’une contrepartie au bénéfice de la personne publique liée à l’existence d’un motif d’intérêt général[14]).
[1] CE, 17 mars 1893, Compagnie du Nord et de l’Est et autres c. Ministre de la Guerre ; En matière d’indemnisation : CE Sect., 19 mai 1971, Mergui, n°79962 ; ou de transaction : CE Ass., avis contentieux du 6 décembre 2002, Syndicat intercommunal du district de l’Hay-les-Roses, n° 249153.
[2] Il s’agit également d’un principe à valeur constitutionnelle : Cons. const, Décision du 26 juin 1986 n° 86-207 DC ; V. également Cons. const., 17 déc. 2010, Région Centre et région Poitou-Charentes, Décision n°2010-67/86 QPC.
[3] Concl. G. PELLISSIER sous CE 9 décembre 2016, Société Foncière Europe, n°391840.
[4] CE, 16 décembre 2022, Société Grasse-Vacances, n° 455186.
[5] Ibid.
[6] Concl. T. PEZ-LAVERGNE sur CE, 16 décembre 2022, Société Grasse-Vacances, n° 455186 : « Nous vous proposons de rehausser vos exigences et de les porter au niveau de celles du Conseil constitutionnel afin d’assurer le bon usage des deniers publics et d’envoyer un signal aux collectivités publiques parfois généreuses dans l’allocation amiable d’indemnités à leurs cocontractants. Si vous nous suivez, vous abandonnerez la référence à la « disproportion manifeste » et veillerez à ce que l’indemnité corresponde au préjudice et n’excède pas sa réparation ».
[7] Il ressort des conclusions du rapporteur public que le rehaussement du degré de contrôle vise à aligner la jurisprudence administrative avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel ».
[8] Cass. Crim. 25 juin 2008, n°07-88373.
[9] Cass. Crim, 17 octobre 2007, 06-87.472
[10] Cass. Crim, 22 janvier 2014, N° 13-80759
[11] Cour d’appel de Grenoble, 15 mars 2022.
[12] Cass., Crim., 9 sept. 2020, n° 19-85.374.
[13] Article L1311-2 du code général des collectivités territoriales.
[14] Concl. G. Le Chatelier sur CE, ass., avis, 6 déc. 2002, Syndicat intercommunal du district de l’Hay-les-Roses, n° 249153 ; CAA de Bordeaux (formation plénière), 30 décembre 2019, Bordeaux Métropole, 19BX03235 ; CE, 14 octobre 2015, Cne Chatillon-sur-Seine, n° 375577.
Par Célia Tessier, Avocate collaboratrice
Le 06/11/2023
Par un arrêt rendu le 13 juillet 2023, la Cour de cassation reprécise les conditions d’exercice de l’action directe du sous-traitant à l’encontre de la maîtrise de l’ouvrage en cas de liquidation judiciaire de l’entrepreneur principal. (Cass, 3ème civ, 13 juillet 2023, n°21-23.747, FS, Publié au bulletin).
Le sous-traitant a une action directe contre le maître de l’ouvrage si l’entrepreneur principal ne paie pas, un mois après en avoir été mis en demeure, les sommes dues en vertu du contrat de sous-traitance ; copie de cette mise en demeure est adressée au maître de l’ouvrage. Cette action directe subsiste même si l’entrepreneur principal est en état de liquidation des biens, de règlement judiciaire ou de suspension provisoire des poursuites. (Loi n°75-1334, 31 décembre 1975, article 12, alinéa 1 et 3).
En l’espèce, une société avait engagé, sous sa maîtrise d’ouvrage, des travaux de construction d’un immeuble à usage d’habitation dont une partie avait été sous-traitée par l’entrepreneur principal.
Par un jugement rendu le 12 juin 2014, une procédure de liquidation judiciaire a été ouverte à l’encontre de l’entrepreneur principal sans que ce dernier n’ai réglé les sommes dues au titre du contrat de sous-traitance.
Le sous-traitant a alors adressé une lettre mettant en demeure l’entrepreneur principal de régler les sommes dues et notifié une copie de cette mise en demeure à la maîtrise de l’ouvrage.
Par un arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 9 août 2021, les juges du fond ont considéré que le sous-traitant avait valablement exercé l’action directe prévue par la loi, retenant que la circonstance que l’entrepreneur principal était en liquidation judiciaire était indifférente, tout comme l’absence de déclaration de créance au passif de cette société.
Selon l’arrêt d’appel, la loi n’impose pas au sous-traitant d’adresser la copie de la mise en demeure dans un certain délais au maître de l’ouvrage. (CA Versailles, 9 août 2021, n°19/047811.
Cela étant, il avait déjà été précisé en jurisprudence que le sous-traitant devait, en cas de liquidation judiciaire de l’entrepreneur principal, effectuer une déclaration de créance à la procédure collective, laquelle tenait lieu de mise en demeure dont une copie devait être notifiée à la maîtrise de l’ouvrage. (Cass, Com, 9 mai 1995, n°93-10.568, Publié au bulletin, Cass, Com, 12 mai 1992, 89-17.908, Publié au bulletin).
Par l’arrêt rendu le 13 juillet 2023, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel et considère qu’en l’absence de mise en demeure préalable à la liquidation judiciaire, seule la déclaration de créance vaut mise en demeure de l’entrepreneur principal.