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L’opérateur unique et les critères d’exclusivité : La CJUE affine les conditions de la procédure négociée sans publicité

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Par Myriam GAL, Avocate collaboratrice

Le 31/01/2025

CJUE n° C-578/23, Česká republika – Generální finanční ředitelství contre Úřad pro ochranu hospodářské soutěže, 9 janvier 2025

 

Dans cet arrêt, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a apporté des précisions sur les conditions de recours à une procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence.

En 1992, le ministère des Finances tchèque, devenu depuis DGF, a signé un contrat avec IBM World Trade portant sur la création d’un système d’information pour l’administration fiscale.

En 2016, près de vingt ans plus tard, la DGF a attribué à IBM République tchèque un marché portant sur la maintenance de ce système via une procédure négociée sans publicité préalable. IBM République tchèque est une filiale dont l’associé unique est IBM World Trade.

La DGF a justifié le recours à cette procédure en s’appuyant sur l’article 31, point 1 sous b) de la directive 2004/18 qui prévoit :

  « Les pouvoirs adjudicateurs peuvent passer leurs marchés publics en recourant à une procédure   négociée sans publication préalable d’un avis de marché dans les cas suivants :

 1) dans le cas des marchés publics de travaux, de fournitures et de services : […]

b) lorsque, pour des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité, le marché ne peut être confié qu’à un opérateur économique déterminé ; […] ».

Dans cette décision, ce choix a été justifié par des raisons tenant à la « continuité technique entre le système d’information en cause et sa maintenance post-garantie ainsi que par des raisons tenant à la protection des droits d’auteur exclusifs de IBM Česká republika […] sur le code source de ce système. En effet, conformément aux stipulations du contrat initial, cette société est le titulaire des droits de licence pour ledit système. » (Point 11 de la décision).

L’attribution du marché sans publicité ni mise en concurrence a été contestée par l’autorité de la concurrence tchèque qui reprochait à la DGF de ne pas avoir démontré :

  • d’une part, que le marché ne pouvait être exécuté que par cet opérateur pour des raisons techniques et ;
  • d’autre part, que la nécessité de protéger des droits exclusifs est en réalité une conséquence directe du comportement de la DGF.

De son côté, la DGF a fait valoir que la situation d’exclusivité résulte du fait qu’en 1992, IBM World Trade était le seul opérateur en capacité de fournir le service informatique.

Par ailleurs, la DGF précise « qu’elle aurait tenté de se libérer de sa « dépendance » à l’égard de IBM Česká republika, mais que cette dernière l’aurait informée de sa volonté de ne pas transférer les droits d’auteur patrimoniaux sur ce code source. À défaut d’opter pour la procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché, ledit système d’information aurait été inutilisable et l’administration fiscale n’aurait pas pu mener à bien sa mission. En outre, lancer une procédure de passation de marché public de fourniture d’un nouveau système d’information pour l’administration fiscale tchèque ne serait pas raisonnable sur le plan financier. » (Point 16 de la décision).

C’est donc dans ce contexte que la CJUE a été saisie d’une demande d’interprétation de l’article 31, point 1 sous b) de la directive 2004/18 (Cette directive a été abrogée. C’est désormais l’article 32 de la directive 2014/24 UE qui prévoit le recours à une procédure négociée sans publication préalable et l’article R.2122-3 du Code de la commande publique).

La CJUE a rappelé que le recours à une procédure négociée sans publicité préalable devait avoir un caractère exceptionnel. Pour rappel, ce recours est soumis à deux conditions cumulatives :

  1. L’existence de raisons techniques, artistique ou tenant à des droits d’exclusivités ;
  2. Ces raisons ne permettent de recourir qu’à un seul opérateur.

Sur cette seconde condition, il revient au pouvoir adjudicateur de prouver qu’il a mené des « recherches sérieuses » afin d’identifier d’autres opérateurs capables de réaliser les prestations (Point 30 de la décision).

Pour la CJUE « un pouvoir adjudicateur est tenu de faire tout ce qui est susceptible d’être raisonnablement attendu de lui pour éviter l’application » de cette procédure.

Elle précise qu’une interprétation trop large de l’article 31, point 1, sous b), pourrait compromettre les objectifs des règles de l’Union Européenne en matière de marchés publics, à savoir la libre circulation des produits et services ainsi que l’ouverture des marchés publics à la concurrence dans tous les États membres :

« tenir compte exclusivement de la différence des libellés de l’article 31, point 1, sous b), et de   l’article 31, point 1, sous c), de la directive 2004/18 pourrait aboutir à méconnaître, d’une part, la   nécessité d’interpréter strictement l’article 31 de cette directive et, d’autre part, l’objectif principal   des règles de l’Union en matière de marchés publics, à savoir la libre circulation des produits et des   services ainsi que l’ouverture des marchés publics à la concurrence dans tous les États membres » (Points 28 et 29 de la décision).

Selon les conclusions de l’avocat général, l’article 32 de la directive 2014/24 prévoit que le recours à un opérateur unique pour des raisons techniques ou de droits d’exclusivité ne doit pas résulter d’une restriction artificielle des paramètres du marché par le pouvoir adjudicateur.

Bien que l’article 31 de la directive 2004/18 soit silencieux sur l’imputabilité  de la restriction de la concurrence au pouvoir adjudicateur, cela n’autorise pas ce dernier à « créer lui-même la situation d’exclusivité »  (Point 40 des conclusions de l’avocat général).

A cet égard, la Cour indique que l’imputabilité « s’apprécie sur la base non seulement des circonstances de fait et de droit entourant la conclusion d’un contrat portant sur une première prestation, mais également de toutes celles qui caractérisent la période allant de la date de cette conclusion à celle à laquelle le pouvoir adjudicateur choisit la procédure à suivre pour la passation d’un marché public subséquent » (Point 39 de la décision).

En outre, l’avocat général constate qu’ « il ne ressort pas de la décision de renvoi que le pouvoir adjudicateur ait sérieusement tenté de trouver de nouveaux fournisseurs lui permettant de débloquer la situation de dépendance dans laquelle il se trouvait » (Point 64  des conclusions de l’avocat général).

Cette solution s’explique notamment par les objectifs suivants :

  • Le caractère exceptionnel du recours à une procédure négociée sans publicité préalable, a pour finalité de garantir l’ouverture à la concurrence.
  • Éviter que des pouvoirs adjudicateurs ne créent eux-mêmes des situations d’exclusivité, vidant ainsi de son sens l’exception prévue par la réglementation.
  • Interpréter strictement les modalités de recours à cette procédure.

La CJUE conclue en indiquant que c’est à la juridiction de renvoi de vérifier si la DGF, disposait « de moyens réels et raisonnables du point de vue économique pour mettre fin à cette situation d’exclusivité au cours de ladite période avant de décider d’avoir recours à la procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché » (Point 38 de la décision).

En résumé, cette décision précise que, outre le respect des critères légaux, les restrictions ne doivent pas être attribuables au pouvoir adjudicateur.

Ainsi, pour recourir à une procédure négociée sans publicité préalable, un pouvoir adjudicateur doit démontrer l’existence de raisons techniques, artistiques ou d’exclusivité justifiant le recours à un opérateur déterminé, sans que ces raisons ne lui soient imputables.