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Une transaction conclue par une personne publique constitue-t-elle une reconnaissance de responsabilité susceptible d’ouvrir droit à indemnisation au profit des tiers ?

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Par Rémi JABAKHANJI, Avocat 

Le 27/03/2024

Conseil d’État, Section, 22 mars 2024, n°455107, Publié au recueil Lebon (A)

 

 

La conclusion d’un protocole transactionnel entre la victime principale d’un dommage et une personne publique a-t-elle pour effet d’ouvrir droit à indemnisation au bénéfice des tiers, notamment lorsqu’il implique la reconnaissance d’une faute, malgré l’effet relatif de ce contrat ?

Dans l’affirmative, le juge administratif peut-il écarter l’application d’une telle transaction en raison du non-respect de règles d’ordre public, tel que le principe général d’interdiction des libéralités ?

Concernant ces problématiques, la Section du contentieux du Conseil d’État a jugé qu’un protocole transactionnel signé entre une collectivité publique et la victime d’un dommage pour mettre un terme à une procédure mettant en cause sa responsabilité ne bénéficie pas aux tiers dans leur propre démonstration d’une faute de la personne publique, en ce compris les entités subrogées dans les droits de la victime (c’est-à-dire les assureurs).

Les tiers doivent donc prouver l’existence d’une faute et d’un lien de causalité direct et certain indifféremment de l’existence d’un tel protocole transactionnel.

 

  • Rappel liminaire de l’intérêt et des limites d’une transaction conclue par une personne publique

L’article 2044 du Code civil définit la transaction comme étant « un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître ».

Bien que cet instrument ait été empiriquement perçu comme un outil relevant principalement du droit privé, la jurisprudence administrative a reconnu, de longue date, la faculté de l’administration d’y recourir, sous réserve de la licéité de son objet et de son contenu[1].

Parallèlement, dans une logique de préservation et de bonne gestion des deniers et biens publics, le Conseil d’État a dégagé un principe d’ordre public portant interdiction pour les personnes publiques de consentir des libéralités au profit de tiers[2]&[3].

Ce principe d’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités représente « une limite posée à leur liberté contractuelle afin de protéger les deniers publics dont elles ne sauraient disposer librement »[4] et fait obstacle à ce qu’elles contractent des obligations sans contrepartie suffisante[5].

On rappellera ici que ces principes ont été appliqués par la juridiction administrative s’agissant spécifiquement des protocoles transactionnels conclus par des personnes publiques, et ce alors même que le principe et l’étendue d’une éventuelle responsabilité (permettant par ailleurs d’apprécier une éventuelle disproportion des concessions d’une transaction) ne peuvent pas nécessairement être appréhendés de manière certaine tant qu’une juridiction ne s’est pas prononcée[6].

Ceci précisé, sous réserve de respecter les conditions légales et notamment ce principe de prohibition des libéralités, le recours à la transaction dans le cadre de litige en responsabilité est susceptible de présenter de nombreux avantages devant être considérés au cas par cas par les deux parties.

En ce sens, il résulte notamment d’une circulaire du Premier ministre datée du 6 avril 2011 que les personnes publiques sont encouragées à recourir à la transaction, sous réserve de respecter les règles de régularité tenant notamment à l’existence de concessions réciproques équilibrées.

La circulaire met d’ailleurs en avant les bénéfices d’un traitement rapide du litige, ainsi que les avantages économiques et les garanties associées au recours à une transaction amiable[7] :

« La règle des concessions réciproques ne signifie pas que la personne publique doit exiger de son cocontractant qu’il renonce à une partie de l’indemnisation qui lui est due, si le montant du dommage n’est pas contesté, en particulier, mais pas seulement, lorsqu’il a été établi par une expertise (cf. point 1.3.3 ci-dessus).

 Dans un tel cas, la personne publique trouve avantage à la conclusion d’une transaction, en obtenant, en échange du versement immédiat du montant non contesté de la réparation intégrale du préjudice, l’assurance que ne sera pas remise en cause ultérieurement l’indemnisation versée ainsi que la certitude de ne pas avoir à payer les frais et les délais d’un contentieux, économisant ainsi à tout le moins d’éventuels intérêts moratoires. »

Encore faut-il que la transaction soit rédigée de manière particulièrement claire et précise, afin de couvrir l’ensemble des conséquences financières /subies par les différentes entités concernées par le litige, pour garantir l’efficacité juridique de la transaction, solder le contentieux naissant et éviter la remise en cause ultérieure du montant d’indemnisation convenu.

 

  • Faits et procédure de la décision commentée

Si l’intérêt de la conclusion d’un protocole transactionnel se révèle souvent dans le domaine contractuel, notamment dans le cadre d’exécution de marchés publics ou de concessions (notamment à l’occasion d’opérations de travaux impliquant une pluralité d’acteurs), la décision commentée s’inscrit dans le cadre d’une action en responsabilité sur un fondement extracontractuel.

Dans cette affaire, un enfant souffrant de la maladie de Charcot-Marie-Tooth (neuropathie entraînant une diminution de la force musculaire et de la sensibilité) a été victime d’un traumatisme direct du membre inférieur alors qu’il participait à une activité de « soccer » organisée par le centre de loisirs local.

Ce dernier a été hospitalisé, a fait l’objet de différentes interventions chirurgicales et a subi in fine différents préjudices résultant de cet incident, lesquels ont été précisément déterminés et chiffrés dans le cadre d’une expertise judiciaire.

Reprochant à la commune d’avoir fait preuve de négligence en laissant son fils participer à l’activité sportive organisée par le centre de loisirs, un représentant légal de la victime a engagé une action en responsabilité contre la collectivité.

Cette action indemnitaire de la victime était suivie par la CPAM en sa qualité d’assureur, afin d’obtenir indemnisation des débours engagés au titre de la prise en charge médicale de l’enfant.  

En première instance, devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, la commune et le représentant légal de la victime ont finalement conclu un protocole transactionnel, intervenu uniquement entre la victime et la commune, visant à indemniser les différents préjudices subis par la victime[8].

Malgré le désistement de la victime requérante à raison de la conclusion dudit protocole, le tribunal administratif a condamné la commune à verser à la CPAM, agissant en qualité d’assureur de la victime, une somme d’environ 50 000 € correspondant aux débours engagés, à une indemnité forfaitaire en raison des frais qu’elle a dû engager pour être remplie de ses droits et aux intérêts moratoires.

La Cour administrative d’appel de Lyon a infirmé ce jugement, sans tenir compte du protocole transactionnel signé entre la victime et la personne publique et en appréciant, de manière souveraine, l’absence de faute de la commune, dès lors que les parents n’avaient pas pris soin d’alerter suffisamment les équipes du centre de loisirs[9].

Le Conseil d’État a été saisi d’un pourvoi introduit par la CPAM, visant à recouvrer l’intégralité des sommes correspondantes aux dépenses susmentionnées et dont l’indemnisation a été écartée par la Cour administrative d’appel. Il s’agit de la décision commentée.

 

 

  • Les apports du Conseil d’État quant aux effets juridiques d’une transaction vis-à-vis des tiers

La Section du contentieux du Conseil d’État s’est prononcée, en substance, sur les questions suivantes :

1°) La transaction conclue entre la victime principale d’un dommage et une collectivité publique fait-elle naître un droit à indemnisation dont l’assureur, subrogé dans les droits de son assuré, pourrait se prévaloir à l’encontre de cette même administration publique ?

2°) Dans l’affirmative, le juge administratif peut-il écarter l’application d’une telle transaction en raison du non-respect de règles d’ordre public, telles que l’interdiction des libéralités ?

3°) Dans l’hypothèse où une telle transaction a été conclue, et quelle que soit la réponse aux deux questions précédentes, comment doit s’opérer le calcul des sommes dues à l’assureur au versement préalable d’une somme à la victime dans le cadre de la transaction ?

À ces différentes questions, le Conseil d’État s’est prononcé, sous la forme d’une décision de principe, comme suit :

« 3. S’il est loisible aux personnes publiques de conclure une transaction pour mettre un terme à une procédure mettant en cause leur responsabilité, les tiers à ce contrat ne peuvent se prévaloir d’un droit à indemnisation résultant de sa signature. Les dispositions précitées du code de la sécurité sociale, qui régissent le recours subrogatoire des caisses de sécurité sociale, n’ont ni pour objet ni pour effet de déroger à cette règle et de permettre à ces caisses, dans l’exercice de ce recours à l’encontre d’une personne publique, d’invoquer un droit à indemnisation tiré des termes du règlement amiable conclu entre cette personne publique et un de leurs assurés ou ses ayants droit lorsqu’elles ne sont pas parties à ce règlement. La reconnaissance d’un tel droit, qui pourrait au demeurant contrevenir au principe suivant lequel les personnes morales de droit public ne peuvent être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas, ne résulte d’aucune autre disposition législative. Il appartient dès lors au juge, lorsqu’il est saisi d’un recours subrogatoire par une caisse de sécurité sociale, de se prononcer au vu de l’instruction, sur l’existence d’une faute de la collectivité publique ou de tout autre fait de nature à justifier la prise en charge du dommage ainsi que d’un lien de causalité direct et certain avec les débours exposés. »

En synthèse, il s’infère de cette décision que :

  • S’il est loisible aux personnes publiques de conclure une transaction, que ce soit pour mettre un terme à une procédure en cours mettant en cause leur responsabilité ou en vue de prévenir une telle action, les tiers ne peuvent se prévaloir d’un droit à indemnisation résultant de sa signature;
  • Les dispositions régissant le recours subrogatoire des CPAM en tant qu’assureur[10], n’ont ni pour objet ni pour effet de déroger à ce principe général ou de leur permettre, dans l’exercice d’un tel recours à l’encontre d’une personne publique, d’invoquer un droit à indemnisation tiré des termes de la transaction conclue avec son assuré, dès lors que les assureurs ne sont pas parties à cette transaction et compte tenu de l’effet relatif du contrat ;
  • De manière générale, la haute juridiction précise que la reconnaissance d’un tel droit à indemnisation pourrait contrevenir au principe suivant lequel les personnes morales de droit public ne peuvent être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas (libéralités) ;
  • Il appartient dès lors au juge, lorsqu’il est saisi par un tiers (notamment d’un recours subrogatoire par un assureur d’une victime) de se prononcer quant à l’existence d’une faute de la collectivité publique, indifféremment de l’intervention du protocole transactionnel.

Cette solution mérite d’être rapprochée d’un arrêt récent de la Cour de cassation, par lequel il a été jugé que dans l’éventualité où la victime transige avec le tiers responsable sans avoir invité la caisse de sécurité sociale à participer à l’accord, cette dernière peut se prévaloir d’un droit à indemnisation sur le fondement de la transaction, le cas échéant en imposant la production du document[11].

Dans ses conclusions, le rapporteur public énumère les diverses raisons de droit s’opposant à l’appropriation de cette solution par la jurisprudence administrative, en relevant notamment que, sur le fondement du principe d’interdiction des libéralités, « l’équilibre de la transaction, et même sa régularité, seraient remis en cause s’il devait être considéré que celle-ci s’est implicitement engagée à indemniser intégralement la caisse, alors qu’elle ignorait le montant de ses débours »[12]

En tout état de cause, la décision commentée rappelle l’importance du périmètre des transactions conclues par les différents acteurs, publics comme privés.

Leur pleine efficacité juridique est conditionnée par la définition précise du périmètre de la transaction, c’est-à-dire la couverture de l’ensemble des préjudices subis par l’ensemble des parties impliquées (sauf à considérer des raisons stratégiques propres à chaque affaire).

 

 

[1] CE, 22 juin 1883, Ministre de la Marine c./ Corbet, Rec. CE p. 589.

[2] CE, 17 mars 1893, Compagnie du Nord et de l’Est et autres c. Ministre de la Guerre ; En matière d’indemnisation : CE Sect., 19 mai 1971, Mergui, n°79962 ; ou de transaction : CE Ass., avis contentieux du 6 décembre 2002, Syndicat intercommunal du district de l’Hay-les-Roses, n° 249153.

[3] Il s’agit également d’un principe à valeur constitutionnelle : Cons. const, Décision du 26 juin 1986 n° 86-207 DC ; V. également Cons. const., 17 déc. 2010, Région Centre et région Poitou-Charentes, Décision n°2010-67/86 QPC.

[4] Concl. G. PELLISSIER sous CE 9 décembre 2016, Société Foncière Europe, n°391840.

[5] Étant précisé que ce contrôle a été dernièrement resserré par la juridiction administrative ; voir en ce sens : « L’octroi d’une facilité de paiement par une personne publique est susceptible de caractériser un avantage constitutif d’une libéralité ».

[6] CAA de Versailles, 13 mai 2015, n°13VE03220.

[7] Circulaire n°PRMX1109903C du 6 avril 2011 relative au développement du recours à la transaction pour régler amiablement les conflits.

[8] Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, 1er octobre 2019, n° 1701654.

[9] CAA de Lyon, 1er juin 2021, 19LY04392.

[10] Articles L. 376-1, L. 376-3 et L. 376-4 du code de la sécurité sociale.

[11] Civ. 1re, 21 avril 2022, n° 20-17.185.

[12] Concl. Rapporteur public Florian Roussel sur CE, 22 mars 2024, n° 455107.