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Respect des servitudes aéronautiques : l’inertie de l’Etat et de l’exploitant est de nature à engager solidairement leur responsabilité

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Par Baptiste JAFFRE, Avocat collaborateur

Le 07/10/2024

CAA Marseille, 3 juin 2024, consorts E, n°22MA02459

 

Un arrêt particulièrement intéressant a été rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille le 3 juin dernier sur la question du respect des servitudes aéronautiques et sur l’étendue des obligations à la charge de l’Etat et de l’opérateur en charge de l’exploitation d’un aéroport.

 

Pour rappel, il résulte des dispositions de l’article L.6351-1 du code des transports[1] que :

« Des servitudes spéciales, dites servitudes aéronautiques, sont créées afin d’assurer la sécurité de la circulation des aéronefs.

Ces servitudes comprennent :

1° Des servitudes aéronautiques de dégagement comportant l’interdiction de créer ou l’obligation de supprimer les obstacles susceptibles de constituer un danger pour la circulation aérienne ou nuisibles au fonctionnement des dispositifs de sécurité établis dans l’intérêt de la navigation aérienne ;

2° Des servitudes aéronautiques de balisage comportant l’obligation de pourvoir certains obstacles ainsi que certains emplacements de dispositifs visuels ou radioélectriques destinés à signaler leur présence aux navigateurs aériens ou à en permettre l’identification ou de supporter l’installation de ces dispositifs. »

 En ce qui concerne en particulier les servitudes aéronautiques de dégagement, celles-ci se matérialisent visuellement par des figures géométriques décrivant, dans l’espace, les zones devant être libres d’obstacle pour permettre le décollage et l’atterrissage des avions en toute sécurité :

 

[Schéma extrait de « Aérodrome de Grenoble – Isère – servitudes aéronautiques – Note annexe – 03/2016 »]

 

Conformément aux dispositions de l’article R.6351-7 du code des transport l’approbation du plan de servitudes aéronautiques de dégagement est approuvé et rendu exécutoire par décret en Conseil d’Etat pour un aéroport d’intérêt national ou international, ou par arrêté du ministre chargé de l’aviation civile pour les autres aérodromes, le cas échéant pris conjointement avec le ministre de la défense pour les aérodromes dont le ministère de la défense est le principal affectataire.

En pratique, il n’est pas rare que certains obstacles percent des servitudes aéronautiques de dégagement (arbres, installations d’éclairage urbain…). Dans cette hypothèse, l’article R.6351-15 du code des transports[2] dispose que :

« Lorsque les servitudes instituées par le plan de servitudes aéronautiques de dégagement impliquent, soit la suppression ou la modification de bâtiments constituant des immeubles par nature, soit une modification de l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain, la mise en œuvre des mesures correspondantes est subordonnée dans chaque cas à une décision du ministre chargé de l’aviation civile pour les aérodromes affectés à titre principal au ministère chargé de l’aviation civile ou du ministre de la défense pour les aérodromes affectés à titre principal au ministère de la défense. »

 

Dans le cadre de l’affaire jugée par la Cour administrative de Marseille, un avion léger s’était écrasé le 27 mars 2010 à l’aéroport Napoléon Bonaparte d’Ajaccio lors de son atterrissage. L’enquête a permis d’établir qu’un groupe d’arbres était situé sur un terrain compris dans une zone de servitude aéronautique et que l’avion a percuté un arbre qui « n’aurait pas dû être là » et que cette collision constituait la « cause déterminante de l’accident » à l’exclusion de toute autre. En effet, l’instruction a permis d’écarter toute autre cause potentielle telle qu’un facteur météorologique, une défaillance mécanique ou une erreur de pilotage. Sur ce dernier point, il a d’ailleurs été considéré que même si la trajectoire adoptée par le pilote n’était pas conforme aux recommandations d’approche, cette circonstance était sans effet sur le lien de causalité entre la faute et le dommage dès lors qu’en tout état de cause l’arbre qui a été heurté n’aurait pas dû se trouver sur la trajectoire de l’avion compte tenu de l’existence d’une servitude aéronautique.

D’emblée, il convient de noter que si la responsabilité pénale de la CCI de Corse du Sud, en sa qualité d’exploitant de l’aéroport, a pendant un temps été recherchée pour homicide involontaire, une ordonnance de non-lieu a finalement été rendue par le TGI de Bastia le 22 juin 2020 confirmée par la Cour d’appel de Bastia le 14 avril 2021. Or, conformément à la notion d’autorité de la chose jugée des juridictions pénales, cette ordonnance est sans conséquence sur la possibilité de rechercher la responsabilité de l’exploitant et de l’Etat devant les juridictions administratives dès lors qu’elle ne constitue pas une décision ayant statué sur le fond de l’action publique.

Cela étant précisé, se posait ensuite la question de l’imputabilité de la faute.

Sur le fondement de l’article D.242-1 du code de l’aviation civile[3] applicable lors des faits, la Cour explicite la répartition des rôles entre l’Etat et l’exploitant d’aéroport au sujet des servitudes aéronautiques. Ainsi, s’il appartient à l’Etat d’imposer des travaux aux propriétaires de terrains concernés par des servitudes aéronautiques, elle déclare toutefois qu’il ne résulte pas des dispositions applicables qu’il reviendrait à l’Etat d’assurer l’entretien de ces servitudes.

En l’espèce, l’instruction a démontré que l’Etat avait effectivement notifié à la CCI de Corse du Sud le percement des servitudes aéronautiques par les arbres litigieux dès 2007, soit trois ans avant l’accident.

En ce qui concerne le rôle de la CCI de Corse du Sud en qualité d’exploitant, l’instruction a, de son côté, relevé qu’elle s’était limitée à adresser un simple courrier à la direction régionale des forêts, en novembre 2008 soit plus d’un an avant l’accident, qui avait alors indiqué qu’elle n’était pas compétente et qu’il appartenait à l’exploitant de contacter directement les propriétaires concernés.

Compte tenu des actions jugées plutôt limitées entreprises tant par l’Etat que par l’exploitant pour résoudre la question du percement de la servitude aéronautique, la Cour reprochait à l’Etat de ne pas s’être « assuré que ses signalements avaient été suivi d’effets » et considérait que l’exploitant « ne saurait se retrancher derrière la circonstance que les terrains en cause se trouvaient en dehors de la zone aéroportuaire dès lors que certains des arbres implantés sur ces terrains perçaient la servitude aéronautiques » et « qu’il lui appartenait de contacter les propriétaires des terrains sur lesquels ces arbres perçant la servitude étaient implantés ».

Au regard de ce qui précède, la Cour en a conclu que les appelants étaient « fondés à rechercher la responsabilité solidaire de l’Etat et de la chambre de commerce et d’industrie de Corse du Sud en raison de leur inertie à ne pas s’assurer que la servitude aéronautique était dégagée de tout obstacle ».

Cette conclusion appelle plusieurs commentaires.

Tout d’abord, sur la responsabilité solidaire de l’Etat et de l’exploitant, il est intéressant de noter que la Cour place sur le même plan la responsabilité de l’Etat et celle de l’exploitant, alors même que, dans le même temps, elle considère « qu’il n’appart[ient] qu’aux autorités publiques d’avertir les propriétaires des terrains sur lesquels se trouvent des arbres perçant les servitudes aéronautiques, de s’assurer qu’elles sont dégagées et au besoin de faire procéder au dégagement de ces servitudes »[4] tout en engageant la responsabilité de la CCI de Corse du Sud sur le motif que « en tant qu’exploitante de l’aéroport où a eu lieu l’accident ne saurait se retrancher derrière la circonstance que les terrains en cause se trouvaient en dehors de la zone aéroportuaire dès lors que certains des arbres implantés sur ces terrains perçaient la servitude aéronautique.»[5]. Dans ces conditions, il semble exister un doute quant à la motivation de la Cour et sur le rôle qu’elle a entendu donner aux parties et en particulier à l’exploitant dans le cadre du respect des servitudes aéronautiques. En effet, à en croire la Cour, l’exploitant ne saurait voir sa responsabilité dégagée du seul fait que les terrains litigieux se trouvent en dehors de l’emprise aéroportuaire tout en considérant qu’il n’appartient qu’aux autorités publiques de contacter les propriétaires concernés par des percements des servitudes aéronautiques (sous-entendu, le fait que l’exploitant ne le fasse pourrait, en adoptant une lecture stricte, ne pas constituer une faute), de s’assurer qu’elles sont dégagées et, le cas échéant, de faire procéder aux travaux de dégagement. Par conséquent, on est en droit de se demander si la Cour n’a pas estimé qu’il était opportun que l’exploitant se montre proactif sur cette problématique plutôt que seuls l’Etat et ses services aient la charge de cette question. Il conviendra de surveiller si un éventuel pourvoi devant le Conseil d’Etat permet de clarifier le raisonnement de la Cour et de préciser le rôle qu’elle a entendu conférer à l’exploitant.

Ensuite, la référence à l’ « inertie » de l’Etat et de la CCI de Corse du Sud, outre ce qui vient d’être développé, peut laisser penser que ces acteurs ne seraient pas soumis à une obligation de résultat lorsqu’il s’agit de faire respecter les servitudes aéronautiques mais que, au contraire, ils ne seraient débiteurs que d’une obligation de moyens, éventuellement renforcée.

En tout état de cause, cet arrêt semble marquer un resserrement dans le contrôle du respect des servitudes aéronautiques. En effet, si en pratique il n’est pas rare de constater des percements plus ou moins importants dans des servitudes aéronautiques, il est fort à parier que la vigilance de l’Etat et des exploitants risque de sensiblement s’accroitre sur cette problématique de manière à éviter de voir leur responsabilité engagée. Si cette décision participe indéniablement à renforcer la sécurité des vols, elle laisse toutefois présager l’hypothèse d’aménagements sensibles à prévoir notamment dans le fonctionnement de certains aéroports.

 

[1] Anciennement article R.241-1 du code de l’aviation civile

[2] Anciennement article D.242-11 du code de l’aviation civile

[3] Abrogé. Nouvelle codification : articles R.6351-15 et 16 du code des transports

[4] Cons. 17

[5] Cons. 15